Nous avons dit ce que nous
entendons par construction de la paix : démocratie, éducation et développement
économique au service d’un but supérieur, celui-ci n'étant ni agressif ni
utopique. Chaque Etat mobilise sa population pour une cause plus noble que la
nation elle-même. Cela doit se faire dans la vie quotidienne et avec une
dimension morale qu’un certain nombre de figures charismatiques peuvent
insuffler. Nous verrons que l’Asie du Sud-Est peut être un laboratoire pour ce
type d’action en faveur de la construction de la paix.
Les années de guerre froide
avaient vu se développer les études polémologiques[17]
: on inventoriait les zones de conflit, les motifs de guerre, les intentions de
nuire, pour dominer ou survivre, en tout point du globe. La polémologie a encore
de beaux jours devant elle, et la culture de la guerre garde ses raisons d’être.
Mais ilfaut multiplier les études irénologiques, qui favorisent la paix. Il s’agit alors de voir les facteurs qui
peuvent amener les peuples (et non les Etats) à s’entraider, se compléter,
oeuvrer à un bien commun. L'irénologie commence par définir l’âme d’une région du monde donnée,
son principe directeur et unificateur, la vocation civilisatrice de cette
région. Les pays de cette région paraissent alors comme les organes d’un même
corps, ou les musiciens d’un même ensemble jouant une symphonie qu’aucun ne
pourrait jouer seul.
C'est sans doute en Asie du
Sud-Est que la construction de la paix a le plus de sens pour le reste du monde.
Nous le montrerons plus loin. Mais situons d'abord cette région dans ce qu’on
appelle l’aire pacifique.
2.1
L’ASIE ET LE MOUVEMENT DE LA CIVILISATION
“Angle de l’Asie”, l’Asie du Sud-Est, est un lieu de passage entre l’Océan indien et l’Océan pacifique, entre
l’Asie et l’Océanie. Peser sur les affaires mondiales, elle en a les moyens et
la puissance : 500 millions d'habitants (plus que l'Europe des quinze, deux
tiers de tout le continent américain), des atouts économiques et commerciaux. Sa
puissance politique s'affirme malgré les tensions et la présence des géants
Chinois, Indien et Japonais, sans parler des intrusions russe et américaine.
L'ASEAN[18]
a gagné en crédibilité dans l'approche du drame cambodgien puis en absorbant les
ennemis d'hier : Vietnam, Laos, et Cambodge.
2.1.1- LA PUISSANCE AU SERVICE D’UN BUT
Si le pouvoir-être économique, et le vouloir-être politique de l'Asie du
Sud-Est sont perceptibles, comment définir son devoir-être ? La montée en puissance de
cette région doit être un simple moyen, non un but. La puissance doit servir un
dessein, tout comme un corps vigoureux doit servir une âme. Précisons ici que
nous ne voulons pas être le chantre de soi-disant “valeurs asiatiques”. Ce terme
est maladroit, s’il désigne une exception culturelle qui permet de nier les
droits de l’homme, ou de se croire ontologiquement différents. Mais un autre
sens est possible : l’Asie dans son ensemble peut devenir une chance pour des
valeurs universelles, un lieu où celles-ci ont des chances d’être rechargées et re dynamisées. Nous sommes pour notre part convaincus que cette région recèle des
valeurs et des vertus, et que celles-ci ne sont pas de simples ornements, des
gadgets, mais peuvent jouer un rôle de premier plan pour la paix du monde. Faute
de quoi, ces valeurs et vertus peuvent se détourner en énergies
nocives.
Alors quel est le destin
historique, quelle est la mission de l’Asie du Sud-Est ? Il résulte de la
conjonction heureuse de deux facteurs :
a)Le déplacement progressif du
centre de gravité de la civilisation, de l’Atlantique vers le Pacifique, amorcé
au vingtième siècle et qui devrait nettement s’accentuer au siècle prochain.
b)Un certain nombre de traits
qui font de l’Asie du Sud-Est une région à part. Cette singularité sud-est
asiatique, longtemps cause de ses déchiremements, peut faire de cette région un
modèle de construction de la paix, au moment où le bâton de la civilisation
passe de l’Occident à l’Orient.
2.1.2- LE MOUVEMENT DE LA CIVILISATION, D’EST EN
OUEST
2.1.2.1 Les civilisations
continentales du Sud de la Méditerranée
Le centre de gravité de la
civilisation s’est déplacé au fil des siècles, d’est en ouest, et revient à
l’est : dans l’antiquité, de puissantes civilisations à caractère
universaliste[19]
naquirent au sud de la Méditerranée, à la jonction entre Afrique, Europe et Asie
: les civilisations égyptienne, puis assyrienne, mésopotamienne, perse enfin, où
l’on retrouvait à chaque fois la richesse de la pensée et de la culture,
l’efficacité politique et administrative, le développement de l’agriculture et
d’une industrie.
2.1.2.2 Les civilisations
péninsulaires du nord de la Méditerranée
Puis la civilisation gagna
le nord de la Méditerranée, avec deux grandes civilisations péninsulaires :
Athènes, puis Rome. L’hellénisme, qui assura le passage décisif de la pensée
mythique à la pensée rationnelle, d'abord limité à la Grèce, voire à Athènes,
devint une civilisation conquérante sous Alexandre le Grand, qui porta la
culture grecque jusqu’en Asie.
·La civilisation antique culmina avec
l’Empire romain. La Pax Romana
s’imposa à un ensemble couvrant la moitié de l’Europe, l’Afrique du Nord, une
partie de l’Asie mineure. Héritier de l’hellénisme, l’Empire romain développa
l’efficacité administrative et juridique, ainsi que l’organisation de l’espace
par ses voies de communication. Il fit naître le citoyen d’une façon plus
pratique qu’Athènes. Alors que cet immense empire atteignait son apogée, le
message du Christ le féconda. Il s’inscrivait dans une toute autre tradition -
l’hébraïsme monothéiste et prophétique apparu à Jérusalem - qui avait eu jusque
là des rapports sans lendemain, souvent hostiles, avec les grands empires de ce
monde, sauf à l’époque de Salomon.
La rencontre de la paix
évangélique, théocentrique et verticale, et de la Pax Romana, politique et horizontale,
fut d’abord explosive. Mais après des siècles de rapports difficiles, la greffe
put prendre : le christianisme devint religion d’Etat en 392. Pleinement dans ce
monde par sa qualité de citoyen, l’homme n’en était pas moins d’un autre monde
par sa qualité de baptisé. Le christianisme conforta les Européens dans la
certitude que leur civilisation avait vocation à s’imposer aux autres, à cause
de la double dynamique de l’amour et de la vérité révélée, venant d’un Dieu
unique. Une sorte de “destinée manifeste” pour reprendre un terme cher au
messianisme américain, mais d’origine européenne. Nous savons que ce complexe messianique mena les Européens
au sommet de la puissance, pour le meilleur et pour le pire.
2.1.2.3 La civilisation atlantique
continentale
La tension entre Cité des
hommes et Cité de Dieu allait habiter la civilisation occidentale, qui se voulut
expressément chrétienne, entre l’apogée de Charlemagne, en l’an 800, et
l’éclatement de la Réforme et de la Renaissance au XVe siècle. Cette période vit
le centre de gravité de la civilisation quitter peu à peu la Méditerranée au
profit d’un axe continental, entre empereurs germaniques et papes latins. Cet
équilibre fut rompu par la corruption de l’Eglise et la faiblesse des empereurs.
Avec l’éclatement des Réformes et de la Renaissance, l’unité spirituelle et
politique de l’Europe occidentale expira. Le monde slave était trop faible pour
s’affirmer, le monde arabo-musulman, longtemps en avance, entamait son déclin.
2.1.2.4 La civilisation atlantique
insulaire, puis continentale
Les puissances atlantiques
affirmèrent alors leur prééminence. Les explorations et les
débuts d’empires coloniaux poussèrent l"atlantisation". L’Espagne, le Portugal,
la France, ou les Pays-Bas auraient pu devenir le centre de gravité de la
civilisation mondiale. Chacun de ces pays caressa d’ailleurs des rêves
messianiques, depuis la France, “ Fille aînée de l’Eglise ” et
“ Nation très chrétienne ”, jusqu’au Portugal qui s’était assigné
“ le rôle impossible de peuple élu dans le droit fil de Rome et
d’Israël ” (Eduardo Lourenço). Mais c’est une île - la Grande-Bretagne -
qui en vint à peser du poids le plus lourd, parmi ses rivaux européens, sur les
affaires mondiales. La Grande-Bretagne, après deux siècles d’hégémonie, passa le
relais de ses valeurs et de sa puissance à sa fille, les Etats-Unis. Héritiers
de l’éthique protestante et démocratique, les Etats-Unis émergèrent peu à peu
comme la première puissance du monde. Messianique dans ses idéaux, affichant une
grande confiance dans la supériorité de ses valeurs, la République impériale,
sollicitée par la vieille Europe de sortir de son isolationnisme, finit par
prendre goût à sa prééminence. Le centre de gravité de la civilisation mondiale
quitta alors l’Europe pour le Nouveau-Monde. Les Etats-Unis détiennent
aujourd’hui la suprématie dans quatre domaines clés : politique, culturel,
économique et militaire. La civilisation américaine, beaucoup plus complexe
qu'on ne le croit, est à la fois spirituelle, humaniste et matérialiste. Elle
est l'héritière de Jérusalem, de Rome et Athènes ... et de Babylone.
2.1.3- L’AMERIQUE, D’EST EN OUEST
Cette suprématie de la Pax Americana fut contestée pendant
quarante ans par la Pax Sovietica.
Héritière de la culture slave et du prestige de Constantinople, Moscou devint
finalement le “Vatican” du communisme après 1917 et plus encore après 1945.
L’"Homme Nouveau" qu’elle voulut façonner d’un bout à l’autre de la planète,
était résolument amputé de tous les éléments spirituels que deux mille ans
d’évangélisation avaient forgés dans l’âme occidentale, et se faisait le héraut
d’un matérialisme intégral.
·Aujourd'hui, les Etats-Unis restent les
seuls vrais maîtres du monde. L’Europe continue d’être un partenaire naturel des Etats-Unis, tant les liens culturels restent puissants, et vifs les souvenirs de
combatscommuns pour la démocratie.
L’Europe a souvent rappelé les Américains à regarder vers l’Est et ne pas
oublier l’Europe. Maintenant que la question européenne ouverte à Sarajevo en
1914 se referme petit à petit au même endroit ou presque, avec la chute du Mur
de Berlin et la construction mûre de l’Union européenne, les Américains ont-ils
encore envie d’Europe ? Ce n’est pas sûr. L’Amérique fut fondée par des hommes
qui avaient fui le carcan européen en quête de liberté, et qui ont fondé leur
nation au terme d’une guerre contre la puissance coloniale. A chaque fois, c’est
à contre coeur que le peuple américain est sorti de son isolement pour défendre
l’Europe.
N’oublions pas aussi que la
Conquête de l’Ouest (la jonction du Pacifique) reste un des plus grands mythes
américains : c’est là que les Etats-Unis, après avoir été fondés, se sont bâtis.
Que Pearl Harbour et Hiroshima, puis la guerre du Vietnam comptent au moins
autant, dans la mémoire américaine, que le débarquement en Normandie. Que le
mouvement hippie, né sur la côte ouest, à l’apogée de l’engagement américain en extrême-orient, a amené dans son sillage, une greffe de mystique orientale,
parfois confuse, mais qui fait désormais partie du paysage culturel américain,
au même titre que les cultures black et hispanique. Ainsi, malgré le rappel
constant de l’Europe, l’Amérique, première puissance mondiale et héritière de la
culture occidentale, est de plus en plus attirée par la jonction avec
l’extrême-orient. Tout se passe comme si le mouvement de civilisation d’est en
ouest, amorcé voilà 3 000 ans, devait s’achever !
2.1.4- LA JONCTION ENTRELE FARWESTET L’EXTREME ORIENT
Il est des données plus
fortes encore : d'abord le poids de la Californie[20],
le plus puissant Etat américain, par sa population, sa richesse, ses symboles
que sont Hollywood et la Silicon Valley[21].
L’Etat de l’Ouest reste le principal laboratoire des expériences de la
civilisation américaine. Los Angeles n’est pas encore le coeur de l’Amérique,
mais sûrement son poumon d’air frais.[22]
Or c’est un Etat orienté vers l’Asie, tant les montagnes et déserts la séparent
de l’arrière-pays. Ses échanges se font majoritairement avec l’extrême-orient.
Les populations chinoise, coréenne, japonaise, y ont d’ailleurs un rôle
prépondérant, comme à Vancouver. Une Amérique asiatique y a émergé depuis
quarante ans, à la fois culturelle, ethnique, économique.
Il y a ensuite le fait que
le volume d’échanges “pacifique” entre l’Amérique de l’Ouest et l’Asie orientale
dépasse le volume d’échange “atlantique” entre l’Amérique et l’Europe et
l’Afrique réunies. Il s’agit certes des deux Amériques comprises, mais voilà qui
nous amène au troisième point : pour diverses raisons, nombre d’Américains sont
plus attirés par une dynamique panaméricano-pacifique que par une volonté
atlantique. Regarder vers l’Europe, c’est aller en arrière, revenir sur le
passé, les guerres mondiales, les rivalités. Regarder, avec le Sud,[23]
vers l’Ouest (vers l’Asie), c’est continuer la marche en avant, achever le rêve
pan-américain, commencé en 1492. Quand le Président Clinton évoque ce rêve
pan-américain, il parle d’une Amérique de l’Alaska à la Terre de Feu, et non pas
du Labrador à la Terre de Feu. Le
partenariat avec le sud est tourné vers l’Asie-Pacifique, non vers
l’Europe.
En 1992, la revue américaine
World & I consacrait un large
dossier au problème de la paix et de la politique en Asie-Pacifique. L'éditorial
soulignait que le consensus, chez beaucoup d'intellectuels et d'économistes
américains tenait dans cette formule : "Go East, America, go East."[24]
Toutefois, la stratégie
américaine en Asie-Pacifique doit devenir une stratégie désintéressée de
construction de la paix, et pas seulement de grande puissance défendant ses
intérêts. Après la fin de la guerre froide, le Président Bush déclara que la
nouvelle statégie américaine, au niveau mondial, devait être "beyond containment" : les Etats-Unis
n'avaient plus seulement la mission de contenir la menace représentée par
l'expansion du communisme. Et le Président américain précisait la mission de
paix du peuple américain : "participer à la création d'un nouvel ordre mondial
de justice, de paix, de prospérité et d'harmonie." Pour Martin Lasater,
chercheur au Centre d'Etudes est asiatiques de l'Université de Pensylvannie, cet
objectif est raisonnable, à condition de penser autrement la notion même de
paix. Beaucoup d'Américains voient en effet, la paix surtout comme un équilibre
des forces. Cette vision n'est pas très différente de celle de containment, et suppose une attitude
légaliste, prudente et quelque peu méfiante, vis-à-vis des voisins. PourLasater, les Etats-Unis devraient jouer
la carte d'une véritable "intégration" dans la région Asie-Pacifique.
2.2
L’EMERGENCE MODERNE DE L’ASIE ORIENTALE
Pour beaucoup de penseurs
américains, le partenaire naturel de l’avenir est toute la région pacifique,
c’est-à-dire l’Asie orientale. Déjà, en 1900, le sénateur Albert J. Beveridge
avait pressenti : "La puissance qui domine le Pacifique est la puissance qui
domine le monde." Cinq ans plus tard, le jeune Douglas Mc Arthur, faisait son
premier voyage aux Philippines aux côtés de son père. Celui qui deviendrait un
jour le “vice-roi” du Japon déclara alors : "A mes yeux, il était clair comme de
l'eau de roche que l'avenir et en fait l'existence même de l'Amérique étaient
irrévocablement liés à l'Asie et à ses avant-postes insulaires"[25]
La pénétration américaine en Asie est ancienne. Les Américains réussirent là où
les Européens avaient échoué : forcer le Japon à s’ouvrir. Et cela devait
sceller en grande partie le destin de toute l’Asie moderne.
2.2.1- LE REVEIL DU JAPON ET
DE L’ASIE
Le Japon faillit s'ouvrir à
l’Occident eut lieu au XVIe siècle. Saint-François Xavier apporta le
catholicisme, et les Néerlandais la foi protestante. Le petit peuple nippon fut
sensible au message égalitaire de l’Evangile, mais les Shoguns s'accrochèrent à
l'ordre féodal ; d’autre part, la division des Catholiques et des Protestants
suscita leur méfiance. Le Japon resta alors à l’écart durant presque 3 siècles.
A partir des années 1800, l’archipel nippon commença à être pris en étau par les
deux puissances blanches montantes. Les Russes progressaient en extrême-orient,
les Américains vers l'Ouest puis le Pacifique. Ceux-ci, dès 1815, voulurent
ouvrir le Japon au commerce. En 1853, le commodore Perry fut envoyé pour obtenir
un accord commercial. Comme le Japon refusait, la mission Perry brandit la
menace de représailles militaires. Le Traité de Kanagawa (mars 1854) offrit aux
Américains les ports de Hakodaté et Shimoda. Le premier consul américain arriva
en 1856, et l’ouverture aux autres pays occidentaux s'accentua. L’intrusion des
Gaijin (étrangers) suscita des
réactions xénophobes, mais la mission Perry fut un tournant de l’histoire
nippone : elle précipita la chute du shogunat et de la féodalité, et le
rétablissement de l'autorité impériale. Ce fut le règne de Mitsuhito (Ere Meiji, 1867-1912), qui transporta la
capitale à Edo, devenue Tokyo. L’Empereur se fit le champion de
l’occidentalisation. Cette ambiguïté de l’entrée du Japon dans la modernité
allait peser lourd sur le destin de l’Asie. L’empereur décida d’occidentaliser
le pays et de créer un Etat constitutionnel moderne. Il proclama le fameux
slogan : "quitter l'Asie pour rejoindre l'Occident". Aiguillonné par la jeune
nation américaine, le Japon “entra dans le monde en devenant une grande
puissance du Pacifique"[26].
Les Etats-Unis aussi. Une
guerre faillit opposer les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne pour les
Samoa. Allemands et Américains finirent par se partager ces îles lors d’un
traité international qui offrait des compensations aux Britanniques. Les
intérêts des Américains dans le Pacifique ne cessèrent de croître. Hawaï, enjeu
stratégique majeur pour le commerce américain, devint le 50e Etat américain en
1898. Les Américains étaient alors à mi-chemin sur la route de l’Asie. Ils en
furent plus proches encore, lorsqu’ils supplantèrent les Espagnols à Manille et
firent de l’archipel philippin une colonie américaine.
Quant au Japon tenté par la
volonté de puissance et par des valeurs occidentales mal comprises, il fit
brutalement entrer l’extrême-orient dans l’ère moderne, en combinant des
éléments asiatiques parfois archaïques à l’efficacité reçue de l’Occident. Le
Japon allait être marqué pendant presque un siècle par l’ambiguïté foncière de
son réveil, et c’est au terme tragique d’une deuxième confrontation très dure
avec les Etats-Unis qu’il se mit à chercher les chemins de la grandeur d’une
façon plus pacifique.
De 1877 à 1913, le Japon
multiplia son commerce extérieur par 27. Mais faute de structures sociales et
financières solides, il voulut s’agrandir au détriment de ses voisins. Il se
militarisa et battit l’Empire russe en 1905. “Le Japon sonnait ainsi le réveil
de l’Asie”[27].
Dès 1907, le slogan “l’Asie aux asiatiques” fit fureur dans les milieux
nationalistes de Tokyo, slogan totalement ambigu, qui se traduisit dans les
faits par une “Asie aux Japonais”. Confondant le réveil de l’Asie et ses propres
intérêts, hésitant entre une volonté de développement pacifique et des
tentations nationalistes et expansionnistes, le Japon opta pour la deuxième voie
: annexion de la Corée (1910), de la Mandchourie (1931) du nord-est de la Chine.
L’impérialisme nippon, réveillé semble-t-il, par la confrontation avec la jeune
Amérique, culmina le 7 décembre 1941, avec l’attaque de la flotte américaine à
Pearl Harbour. Simultanément, toute l’Asie du Sud-Est (sauf la Thaïlande) fut
prise. Projetées à plusieurs milliers de kilomètres de l’archipel, les forces
nippones occupèrent les colonies occidentales jusqu’en 1945. Comme le rappelle
avec force William Manchester :
"L'Empire du soleil levant s'étendait à présent sur huit mille
kilomètres dans toutes les directions, depuis l'Ile de Wake à l'est jusqu'au
bord de l'Inde à l'Ouest, depuis le climat froid des Kouriles au nord jusqu'aux
mers chaudes de la mer de Corail au sud. Hiro-Hito régnait sur plus d'un
septième de la surface du globe, soit une aire trois fois plus grande que les
Etats-Unis et l'Europe réunis, et le fait que la plus grande partie était
composée d'eau signifiait simplement qu'il était plus difficile de s'en emparer
à nouveau."[28]
Ce triomphe de la puissance
nippone parut correspondre à une victoire des valeurs asiatiques. Le Japon ne se
priva pas d’ailleurs de marteler son slogan de sphère de co-prospérité asiatique
pour séduire les peuples qu’il colonisait et asservissait. En fait, la grandeur
militaire du Japon recelait une contradiction :
“Le nationalisme japonais est (...), plus que la manifestation de la
crise de l’entre deux-guerres, la révélation des contradictions nées de
l’occidentalisation, de l’industrialisation, des changements engagés par l’ère
du Meiji. Pays du ‘sabre et du sang’, le Japon tient, dans ce monde oriental, un
rôle historique contradictoire : à la fois dominateur et éveilleur de conscience
nationale contre l’Occident”[29].
La fin de la deuxième guerre
mondiale scella le destin de l’Asie de l’Est. Battus par les Japonais, les
anciens colonisateurs quittèrent la zone, accordant l’indépendance, entre 1946
et 1949 dans la plupart des cas. “L’impérialisme japonais avait ouvert une
nouvelle ère politique en Asie”[30]
La Chine bascula dans le communisme, et la Corée fut le théâtre du premier grand
conflit de la guerre froide.Quant au Japon,il accueillit, presque un siècle après
Perry, un autre américain qui introduisit un nouveau tournant : sous le
“pro-consulat” du Général Mc Arthur (1945-1950), le Japon allait transformer en
profondeur ses institutions. Le guerrier se mua alors en artisan de paix comme
il l’avait annoncé auparavant :
"La victoire sur le Japon nous donnera une immense influence sur
l'histoire de l'Asie. Si nous l'exerçons dans un sens impérialiste, ou en
songeant seulement aux avantages commerciaux, nous perdrons alors cette occasion
inespérée ; mais si notre influence et notre force s'expriment dans le sens d'un
libéralisme foncier, nous aurons gagné pour longtemps l'amitié et la coopération
des peuples d'Asie."[31]
Sous son impulsion avisée,
souvent visionnaire, le Japon effectua une deuxième révolution vers la
modernité, adopta la démocratie et inscrivit la recherche de la paix dans sa
Constitution. Toutefois, ce n’est pas seulement le libéralisme occidental qui
triompha, mais quelque chose de beaucoup plus profond dans la relation entre
deux anciens ennemis. Au lendemain de la reddition du Japon signée sur le Missouri, Mac Arthur s’adressa au peuple
américain dans une déclaration radiodiffusée faite depuis Tokyo :
Aujourd'hui, les canons se sont tus. Une grande tragédie a pris fin.
Une grande victoire a été remportée. La mort ne tombe plus du ciel, les mers ne
sont plus ouvertes qu'au commerce, partout les hommes marchent au soleil sans
crainte. Le monde entier est installé dans la paix. La mission sacrée a été
accomplie. Depuis le commencement des temps, les hommes ont aspiré à la paix,
mais les alliances militaires, l'équilibre des puissances, la confédération de
nations, ont tous échoué tour à tour, ne laissant d'autre issue que le creuset
de la guerre. Nous avons eu notre dernière chance. Si nous ne trouvons pas à
présent quelque système plus vaste et plus équitable, Armaggedon sera à nos
portes. Le problème fondamental est d'ordre religieux et implique un
renouveau spirituel et un amendement de la nature humaine, qui iront de pair
avec nos progrès incomparables en science, en art et en littérature, et toutes
nos acquisitions matérielles et culturelles des deux derniers millénaires. Ce
doit être par l'esprit que nous sauverons les corps s'ils doivent
l'être.
Près d'un siècle plus tôt, Matthew Perry avait débarqué au Japon pour
'inaugurer une ère de lumière et de progrès' en l'arrachant à son isolement et
en l'ouvrant 'à l'amitié, aux métiers et aux affaires du monde'. Mais hélas,
avec les connaissances puisées à la science occidentale fut forgé un instrument
d'oppression et d'asservissement. Nous nous engageons à veiller à ce que le
peuple japonais soit affranchi de cet esclavage. L'énergie de la race japonaise,
si elle est convenablement dirigée, permettra une expansion verticale plutôt
qu'horizontale. La perspective d'un nouveau monde émancipé a pénétré dans le
bassin du Pacifique. Aujourd'hui, la liberté a pris l'offensive.[32]
A partir de là commença une
toute nouvelle période dans les relations américano-nippones et dans la
formation progressive d’une “Aire Pacifique” (en attendant l’Ere
Pacifique).
2.2.2 - L’ASIE ORIENTALE, NORD ET SUD
Cette Asie orientale
multi-millénaire que la jeune Amérique aura réveillée aux dix-neuvième et
vingtième siècle deviendra donc sans doute son partenaire au sein d’un bassin
pacifique qu’on présente déjà comme le centre de gravité de la civilisation
mondiale au prochain siècle. Ces noces seront-elles heureuses pour les deux
partenaires et pour le reste du monde ? Tout dépend de l’attitude des
hommes, des motivations et desseins qui les animent. La paix régnera dans le
Pacifique si les peuples qui le bordent définissent un bien commun supérieur, de
portée universelle, c’est-à-dire ouvert sur le reste du monde. Elle sera absente
s’ils se manipulent les uns les autres, y compris au nom de soi-disant intérêts
communs.
·Jusqu’à présent, le bilan de la
confrontation entre l’extrême-occident et l’extrême-orient est plutôt
tragique : l’attaque-surprise des Japonais sur Pearl Harbour, les combats
cruels du Pacifique, le feu nucléaire sur le Japon, puis la tragédie coréenne,
l’escalade de la Guerre d’Indochine, avec dans son sillage les Boat People et le génocide cambodgien,
autant d’exemples de l’extrême violence des rapports entre l’Amérique, première
puissance mondiale, et l’Asie de l’Est entrant dans la modernité. Il est
difficile de dire qui est responsable. Les Américains ont-ils eu tort d’agir en
conquérants dans le Pacifique ? Force est de constater qu’une fois piqué par le
dard de la modernité venue des Etats-Unis, le Japon fit basculer le destin de
toute l’Asie. Vainqueur de la Russie, il martyrisa la Corée et la Chine. Son
action militaire et colonialiste est directement ou indirectement à l’origine
des mouvements insurrectionnels communistes qui ont ravagé une grande partie de
la région, avec la complicité aveugle, il est vrai de l’Occident. Staline
bénéficia ainsi de la naïveté de Roosevelt qui lui concéda l’injustifiable
main-mise sur la Corée du Nord après la capitulation du Japon. La guerre de
Corée faillit devenir mondiale et se solda, après 1953, par cinquante ans de
tension entre les deux Corées.
Certes, l’accès de l’Asie
orientale à la modernité s’est aussi traduit par les miracles économiques du
Japon et des quatre tigres (Corée du Sud, Singapour, Taiwan, Hongkong). Les Etats-Unis, en soutenant l’ASEAN, ont contribué au décollage de pays comme la
Thaïlande, les Philippines, la Malaisie. Mais si on étudie les rapports entre
l’Amérique occidentale et l’Asie orientale du point de vue de la construction de
la paix, le chemin reste long, et n’est exemplaire que dans les liens entre les
Etats-Unis et le Japon. Pour que le Pacifique devienne une Mare Nostrum pacifique et prospère, il
faut d’abord définir le rôle et la mission de chacune des parties. Un rôle qui
ne saurait être purement politique et économique, mais culturel.
2.2.3 - LA MISSION DE L’ASIE DU NORD EST
L’Asie orientale comprend
nettement deux sous-ensembles : l’Asie du Nord-Est et l’Asie du Sud-Est. Ce qui
nous intéresse ici, c'est le rôle de ces deux sous-régions dans la paix
mondiale, et les missions qu'elles seront amenées à remplir si le transfert
d'une civilisation atlantique à une civilisation pacifique se
confirme.
2.2.3.1. Une "éthique
confucianiste du capitalisme" en Asie du Nord-Est ?
L’Asie du Nord-Est comprend
la Chine, le Japon, les deux Corées, et Taiwan. Si l'on excepte l'extrême orient
russe, qui baigne aussi cette zone, la région a une homogénéité
culturelle : il s’agit de l’Asie sinisée, imprégnée de phisophie chinoise
depuis longtemps. La Mer du Japon, “Méditerranée” de l’extrême-orient, a
favorisé l’émergence de cultures nationales très riches et qui se sont
mutuellement influencées : les cultures chinoise, japonaise et coréenne.
L'aspect remarquable de cette zone est que la double greffe de la démocratie et
du capitalisme semble prendre durablement. Pays plus pauvre que le Soudan dans
les années 50, la Corée du Sud s'est hissée en quatre décennies au rang de pays
industrialisé, évoluant en outre d'un régime autoritaire à un régime
démocratique capable d'alternance. Taiwan aussi, malgé des tensions avec Pékin
et son isolement international, est devenu un Etat moderne, démocratique et
industrialisé. Pour certains observateurs, le phénomène d'une Asie sinisée qui
réussit ne serait pas dû au hasard, mais traduirait l'existence d'une "éthique
confucéenne de la démocratie et du capitalisme", pour paraphraser Max Weber. A
l'appui de cette hypothèse féconde, il convient de noter que Singapour, qui
n’est pas dans cette zone mais s'yrattache culturellement, a aussi connu un développement remarquable.
2.2.3.2. Japon &
Etats-Unis : "La relation bilatérale la plus importante du monde".
En Asie du Nord-Est, le
Japon occupe une place à part. Nous avons évoqué le mouvement de la civilisation
et le d'un passage graduel d'une civilisation atlantique (Amérique-Europe
occidentale) à une civilisation pacifique (Amérique-Asie orientale). Le Japon
aura joué dans ce transfert, s'il s'effectue, et jouera encore longtemps un rôle
décisif. Il est en effet le trait d'union majeur entre l'extrême occident et
l'extrême-orient.
·Nous avons vu que la confrontation
entre les jeunes Etats-Unis et un Japon qui voulait se moderniser s'est montrée
tragique pendant presque un siècle (1854-1945). Après 1945, les rapports des
deux géantssont restés très
puissants, mais ont changé de nature, comme le rappelle Jean-Marie Bouissou :
"Le 8 septembre 1951, après six années d'occupation, le Japon signe avec les
Etats-Unis le Traité de sécurité, qui reste la clé de voûte de leur relation.
Aujourd'hui, les deux pays pèsent ensemble presque 40 % du PIB mondial. Leur
partenariat est sans conteste, selon la formule consacrée, la relation
bilatérale la plus importante du monde".
Le trait remarquable de ce
lien bilatéral est sa contribution à la paix et à la sécurité dans la région.
Mais ce lien doit évoluer. L'idéal serait que le Japon devienne membre du
Conseil de Sécurité et mette de plus en plus sa puissance au service de la paix
sous tous ses aspects, en partenariat avec l’Occident. Cela ne peut se faire que
si les Etats-Unis et le Japon parviennent à associer la Chine dans ce
dessein.Depuis quelques années, le
Japon semble être en partie tenté d’inverser la formule du Meiji et de vouloir
quitter l’Occident pour revenir à l’Asie. Selon Emmanuel Lézy et Alain Nonjon
:
"L'Asie est la nouvelle frontière du Japon pour le MITI, dans
une relation qui n'est pas sans rappeler le vol d'oies sauvages; Japon leader
et développeur, les quatre dragons les plus évolués sous-traitants qualifiés à
un deuxième niveau et les autres pays asiatiques fermant le vol. La métaphore de
la maison à trois étages prend ici toute sa signification : technique et argent
seraient fournis par le Japon, Taïwan et la Corée du Sud, la main d'oeuvre par
la Chine, la Corée du Nord et les nouveaux dragons, les matières premières par l'extrême-orient russe. Cette relation diffère de l'impérialisme américain qui
délocalisait au départ pour réexporter les produits moins coûteux sur son
marché, alors que le Japon ne s'en sert que comme base de réexportation vers des
pays tiers. Le ciment de ces démarches serait un nouvel asiatisme, né des
frustrations rencontrées dans les partenariats avec l'Occident, du constat de
crise des valeurs occidentales, et de l'affirmation d'une modernité
asiatique. Mais le principal obstacle pour organiser l'arrière-cour
asiatique n'est-il pas lié aux difficultés de la puissance du Japon à
produire du sens ? La tendance au repli (idéologie du furusato), un
sentiment d'insularité et de singularité, un déficit d'universalisation des
valeurs, un éclatement entre des courants idéalistes, pacifistes, libéraux,
réalistes, néo-nationalistes et commerçants, sont autant de limites à la
puissance japonaise.” [33]
Il faut souhaiter que la
décennie suivante voie triompher les meilleurs courants de pensée, tant aux
Etats-Unis qu’au Japon. Les Etats-Unis, sans renoncer au volet sécurité militaire de la paix ni à leurs
intérêts économiques, doivent promouvoir le dialogue des civilisations et une
aide plus désintéressée au développement régional. Le Japon doit promouvoir un
asiatisme ouvert sur l’universel, où les notions d’ordre et de discipline,
d’abnégation, s’accompagnent d’une plus grande attention aux problèmes
sociaux.
2.2.3.3 Le rôle de la Chine
dans la paix.
Par sa masse démographique,
le prestige de sa culture, le développement de son économie, la Chine entend
jouer un rôle international conforme à sa grandeur, et peser sur le destin de
l’Asie. Redoutée de ses voisins pour ses tentations hégémoniques, la Chine
regarde dans des directions diverses : au nord vers la Russie, à l’ouest,
vers l’Inde et l’Océan Indien, au sud vers l’Asie du Sud-Est. Il s’agit
d’intérêts vitaux pour la Chine, mais sa carte maîtresse est à l’est : vers
le Pacifique et la Mer du Japon. Elle correspond à sa façade maritime, au
débouché de ses grands fleuves, à sa zone de plaines fertiles. Les métropoles
chinoises, gages de développement et de démocratisation, sont toutes sur cette
façade pacifique : Canton, Hong Kong, Nankin, Shangai et Pékin. La synergie
avec la Corée et le Japon est conforme à sa culture confucéenne. La création
d’une puissance régionale regroupant la Chine, la Corée et le Japon, ainsi que
Taiwan, amicale avec la Russie et les Etats-Unis, serait le meilleur gage de la
paix, pour la région et pour la planète entière. Il est donc important de
favoriser les scénarios où les Etats-Unis et le Japon seraient capables
d'associer la Russie et la Chine dans des projets bénéfiques pour toute l'Asie-Pacifique.
2.3
AIRE PACIFIQUE ET ERE PACIFIQUE
2.3.1- “L’AUTRE BOUT DU
MONDE”
Le Pacifique fascine les
esprits à plus d’un titre. On le tient pour l’élément océanique le plus ancien,
voire l’Océan primordial. A l’extrême nord du Pacifique, la Russie et l’Alaska
ne sont distants que de 80km. Depuis Magellan, le Pacifique évoque la notion de
“tour du monde”, et donc inconsciemment de jonction et d’unification du genre
humain. Cela tient aussi au croisement de l’espace et du temps en son centre, à
la jonction de l’Equateur (0° de latitude) et de la ligne de changement d’heure
(180° de longitude). De façon ironique, d’ailleurs, les îles de cette région
portent souvent les mêmes noms que les terres proches du méridien de Greenwhich,
symbole de l’Ere Atlantique longtemps dominée par le Royaume-Uni : Nouvelles
Hébrides, Nouvelle-Calédonie, Nouvelle Irlande, Nouvelle-Bretagne.[34]
Le mythe de l’aire pacifique
est d’abord un rêve du messianisme anglo-saxon. Le Pacifique a correspondu à la
volonté d’hégémonie mondiale de Londres puis de Washington. La lutte des soldats
américains, australiens et britanniques de la Seconde Guerre mondiale contre le
Japon en 1944-45 renforça ce mythe. Le fait que les frères ennemis Américain et
Japonais aient fini par créer un couple puissant joue un rôle décisif dans les
affaires mondiales. La langue anglaise a forgé deux termes : The Pacific Area (l’Aire Pacifique)
désigne la Mare Nostrum commune aux
continents asiatique, américain et océanien. The Pacific Era (l’Ere Pacifique)
proclame une hégémonie prochaine de cette zone sur les affaires mondiales, comme
si l’humanité devait passer peu à peu de l’Ere et de l’heure atlantique à l’Ere
et à l’heure pacifique. L’entrée dans le troisième millénaire pousse encore plus
à proclamer cette Ere. Toute la question est de savoir si les Etats riverains de
cette région arriveront à définir un bien commun ouvert au reste du
monde.
2.3.2 LES SIX REGIONS DE L’ASIE PACIFIQUE
On peut schématiquement
distinguer 6 zones de civilisation dans l’aire pacifique : deux zones au nord du
tropique du cancer, deux zones entre les deux tropiques, et deux zones au sud du
tropique du Capricorne.
-Le nord-est, au-dessus du tropique du
cancer, comprend le nord du Mexique, et les côtes ouest des Etats-Unis et du
Canada. Dominée par le poids de la Californie, cette zone correspond à un
triomphe de l’extrême-occident et du système de valeurs occidental avec sa
trinité protestantisme-démocratie-capitalisme. Mais il s’agit d’un
extrême-occident où la greffe asiatique est primordiale. Toujours au nord de ce
même tropique, mais à l’ouest, on trouve “l’Asie qui réussit” regroupée derrière
le géant japonais : Corée, Taïwan et les grandes métropoles industrielles de la
Chine. Il y a là comme un triomphe de l’extrême-orient, et de ce qu’on appelle
parfois les valeurs asiatiques. Mais paradoxalement, la locomitive japonaise
tire une grande partie de sa puissance de ses liens avec l’Occident.
-La zone inter-tropicale, américaine ou
asiatique, appartient pour l’essentiel au tiers-monde. Elle est celle des
métissages ethniques et culturels. De Mexico au sud du Pérou s’étend l’ancienne
zone de civilisation amérindienne, avec les restes des empires maya, aztèque et
inca, supplantés par la venue des Espagnols et de vagues d’immigration
européennes et africaines. De ce brassage de peuples est né un ensemble unifié
culturellement par la langue espagnole et le catholicisme, mais divisé
politiquement. L’Asie du Sud-Est a aussi connu des empires bâtisseurs (Angkor Vat, Pagan, Borobudur) et d’antiques civilisations supplantées par des
colonisations successives et un extraordinaire brassage. Ces deux régions du
monde tardent à se forger un destin commun et restent en proie à des crises et
des violences sociales qui fragilisent leur progression. Quant aux nombreux
micro-Etats du Pacifique, à l’est de la Nouvelle-Guinée, ils n’ont pas
d’équivalent dans l’Amérique Centrale pacifique, mais rappellent beaucoup, de
l’autre côté de l’isthme centro-américain, la structure politique de l’Amérique
Centrale atlantique, c’est-à-dire des Caraïbes.
-Sous le tropique du Capricorne enfin,
s’étendent deux zones beaucoup plus homogènes : le Chili au Sud-Est, l’Australie
et la Nouvelle-Zélande au Sud-Ouest. Le Chili, même avec une grande population
métissée, est proche de l’Amérique du Sud “européenne” (Argentine, Uruguay, sud
du Brésil). Devenu, selon l’expression consacrée, “première puissance du
Pacifique” en 1884, après sa victoire sur le Pérou et la Bolivie, le Chili est à
la fois singulier en Amérique Latine et animé d’une volonté de puissance peu
commune, qui lui a valu le titre de Prusse de l’Amérique du Sud. Souvent décrit
comme le dragon sud-américain, il s’affirme aujourd’hui comme le plus stable et
le plus moderne des Etats du cône sud. Malgré des problèmes sociaux non résolus,
il présente la même éthique du travail, le même sens de la discipline qui ont
réussi aux dragons asiatiques. Sa politique économique et sociale commence à
servir de modèle pour une partie de ses voisins. Son exemple permettra
certainement à la paix de s’étendre vers le nord. L’îe-continent d’Australie
est, à la diagonale de la Californie et quoique plus modestement, un autre
triomphe de l’extrême-occident. Une civilisation de type californien prospère en
Australie du Sud-Est, la Nouvelle-Zélande restant plus proche de la culture
britannique. Ces deux Etats sont actuellementles seuls Etats vraiment industrialisés
et démocratiques au sud de l’Equateur. Aujourd’hui, l’Australie renforce ses
liens avec les Etats-Unis et s’affirme en outre comme un acteur majeur en Asie,
spécialement en Asie du Sud-Est, où son poids diplomatique et économique est
déjà considérable.
L’aire pacifique est donc
une région où convergent plusieurs branches de civilisation. L’Occident y
déploie le double héritage monothéiste (Jérusalem) et humaniste (Athènes), né en Méditerrannée, mûri en Europe, puis conquérant du
Nouveau-Monde. Là il se
subdivise en deux rameaux : le protestantisme anglo-saxon au nord, dont il
existe une réplique en Océanie, et le catholicisme latin, très fortement métissé
en maints endroits, dont il existe une réplique en Asie, aux Philippines. Ces
Etats d’origine européenne sont jeunes, fraîchement entrés dans l’histoire,
héritiers d’un esprit pionnier, aventurier et conquérant. Le messianisme est
très puissant dans la culture des Etats-Unis, amoindri en Amérique latine depuis
l’échec d’unification de Bolivar. En face se dressent les civilisations
extrêmement anciennes de l’Asie. Nous avons déjà évoqué très succinctement le
rôle et la mission de l’Asie du Nord-Est, “ sinisée et
confucianiste ”, pour simplifier, dans la paix mondiale. Il nous faut
maintenant définir le rôle et la mission de l’Asie du Sud-Est.